Chandler, Conrad et Coppola, Céline.

Relire aujourd'hui, c'est un truc de cuistre, de poseur qui veut en imposer au plouc - de moins en moins ébahi par ailleurs - en lui faisant croire qu'il a déjà lu, lui !
Relire Kant ou Proust, ça vous situe d'emblée le pseudo intello, véritable tambour : plus c'est creux, plus ça résonne. Plus ça raisonne.

Non. relire, c'est autrement plus intéressant et gratifiant. Ce n'est pas lire la même chose que jadis ou naguère.
Tout a changé : le lecteur, la vision - et pas seulement parce que la vue a baissé -, la perception de l'auteur, l'époque. Seule demeure l'oeuvre à laquelle on se va se colleter.
Le besoin s'en fait ressentir avec le raccourcissement des jours, à mesure que s'étend l'ombre, que le temps est mesuré.
On va retrouver une poignée d'écrivains ou philosophes, un peu perdus de vue, ceux qui ne furent pas des compagnons au quotidien - encore moins nombreux ceux-là.. - et quelques oeuvres de rencontre dont on ressent la nécessité de les revisiter avant la ligne d'arrivée.
Tout le reste prendra la poussière sur les rayons des bibliothèques avant de passer à d'autres mains : on souhaite les mêmes bonheurs de lectures aux suivants.

Bref. Retrouvailles avec Chandler. Il ne s'est jamais beaucoup éloigné, ne serait-ce que par la grâce des icônes. Bogart et Mitchum. Gould, évidemment.
Vous me direz, la tâche n'est pas insurmontable : sept romans !
Oui, mais quels romans, même si trop souvent saccagés par les vandales que furent en l'espèce les traducteurs de Gallimard !
Assez pour se réjouir de la misogynie tendre et féroce à la fois de Marlowe, de sa misanthropie dépourvue de méchanceté ou de haine, de son absence totale d'illusions sur le genre humain, de celle qui vaccine utilement contre la vie.
Et puis, sept romans,  c'est oublier les nouvelles, cannibalisées ou pas, négliger The simple art of murder - qui n'as pas lu cet article ne peut sans plaisanter parler de littérature policière ou noire -, faire l'impasse enfin sur les deux volumes de ca correspondance !
Tout ça, entre autres fréquentations, devrait bien nous amener au printemps...

Autre retrouvaille récente, non avec un écrivain mais avec une oeuvre : Au coeur des ténèbres de Conrad.
D'autres pénibles vous bassineront avec le lien entre Heart of Darkness et Apocalypse now, la trahison de la nouvelle par un Coppola ivre de son pouvoir hollywoodien et de son hubris post vietnamienne : tout, donc n'importe quoi, a été dit et écrit depuis 1979 : aucune raison d'en voir la fin tant le livre et le film sont riches.
Mais Kurtz, malingre ou obèse, prisonnier piteux ou prophète assassiné, demeure une figure inoubliable.
Curiosité au passage : le personnage de Conrad se nomme Marlow. Sans "e".
Mais un peu plus que ce "e" le différencie de celui de Chandler...

Le lien et la parenté, c'est du côté de Céline que je les ai trouvés.
Du Céline de la plantation de Bikomimbo qui fait semblant d'oeuvrer pour le compte de la société forestière Sangha Oubangui (!) : tout cela est retranscrit dans les "Lettres et premiers écrits d'Afrique (1916-17)" publiés dans le numéro quatre des cahiers Céline.
Et bien sûr du Ferdinand  de la troisième partie de Voyage : toute l'Afrique des temps en quelques quatre-vingt pages dans l'édition de la Pléiade !
Les lettres à Simone Saintu et à sa famille, les tribulations moites de Ferdinand font écho à l'étouffement, l'écrasement de la forêt tropicale, à la petitesse de l'humaine condition et à sa vanité, à la grandeur aussi d'un personnage secondaire, annexe, qui parfois - rarement - y crée une brèche, vite colmatée par une absence totale d'illusions.

Relire est utile donc, ne serait-ce que pour établir ces correspondances entre oeuvres, échappées à l'oeil du lecteur plus jeune et plus pressé.
On tourne les pages, on referme le livre - à jamais ?- pour se retrouver comme au commencement : avec soi-même, plus riche, encore plus dépourvu d'espoir.


Quel autre soundtrack possible pour ces pauvres lignes ?






Commentaires