Jaccard, Rosset & le Western : cinéma moral, morale du cinéma.

L'un des avantages dans la tenue d'un blog qui compte un nombre restreint d'aficionados - même si parmi ceux-ci les aficionadas semblent dominer... - c'est, au delà de la certitude arithmétique d'éviter les emmerdeurs en grand nombre, celui de courir un risque limité de reproches, en particulier en cas de non-respect d'un engagement.
Mais puisque que nous sommes entre nous et désirons y rester, retour comme promis sur les entretiens Jaccard / Rosset sur le cinéma, plus particulièrement le western.

On se doute bien que le suisse sait "la vive aversion" de son interlocuteur et complice à l'égard de ce genre - aversion telle qu'il confesse n'avoir jamais pu en regarder un "de bout en bout", au cinéma ou à la télévision ! -, comme il connaît son admiration pour Ludwig Wittgenstein au point de le tenir comme "le plus grand philosophe du XXème siècle avec Bergson".
Il va dès lors se faire un plaisir de le titiller en évoquant "la passion de Wittgenstein" pour le western, passion avérée au point d'estimer "qu'il y avait plus de philosophie dans les westerns ou les polars (...) que dans les revues philosophiques". Ce qui n'est pas faux...
Et le fourbe helvète de tendre ainsi le piège d'une éventuelle contradiction à son aimable interlocuteur...
Peine perdue : Rosset tient par ailleurs le philosophe autrichien comme "un indéracinable moraliste" : c'est sous cet angle qu'il va tenter de surmonter la contradiction espérée et nous expliquer son hostilité au western. 

La "raison de cette aversion" ? : le western userait et abuserait de morale - et sans doute de moraline - au point de "catéchiser (il évoquera plus loin une "catéchisation de masse)" et d'infantiliser le spectateur en imposant son adhésion à une distinction puérile entre bien et mal, juste et injuste, gentils et méchants". 
Et d'y voir dès lors un "encouragement donné à la bêtise qui est indirectement un encouragement au fanatisme et au crime". Ouf !

L'occasion pour nous le plaisir d'avoir enfin un désaccord avec cet homme délicieux !

Considérons le reproche : il pourrait être adressé à tous les genres cinématographiques, jusqu'à celui que Rosset privilégie entre tous, le burlesque. 
Tous proposent et parfois imposent - mais là il appartient au spectateur doté en neurones d'y échapper - une dichotomie qui par nécessité relève peu ou prou d'un code moral.
Cette nécessité est de celle qui structure une nation, à plus forte raison une nation en construction. Elle ne vaut pas croyance : sa seule fonction est politique.
Il faut qu'il y ait des bons et des méchants et donc une grille pour opérer le tri. Le western fournit, dans son domaine, une grille plausible, facile à déchiffrer pour pouvoir dire avec plus ou moins de talent - question annexe - le bien et le vrai.
Il va encore plus loin, et c'est toute la leçon d'un chef d'oeuvre entre tous du genre, The Man who shot Liberty Valance : "This is the West, sir. When the legend becomes fact, print the legend" : peu importe le vrai, le mensonge peut être au service du bien : on l'appellera légende.
John Ford malmène ainsi la réalité historique d'un fait pour mieux asséner ce qu'il pense être la loi morale qui aider à la construction d'une nation. Même si probablement lui-même n'attache que peu de crédit à toute morale convenue, son utilité sociale et historique lui semble préférable à LA vérité. 
En cela, Ford n'était pas un cinéaste platonicien...

Ce qui nous paraît le plus important dans le propos de Rosset, c'est le mot "puérile". Il introduit là un critère incontestable, mais qui tient plus à la qualité de l'oeuvre considérée et à son traitement par le metteur en scène qu'au genre lui-même. Ce ne sont jamais que le réalisateur, le scénario ou le propos qui peuvent être moqués. Pas le genre.

Et quand bien même l'argument de Rosset serait pris en compte pour les westerns de ce qui pourrait être qualifié d' "âge classique" du genre - jusqu'au début des sixties pour faire court -, il s'effondre de lui-même à la vision des oeuvres de Leone ou Peckinpah. 
On chercherait en vain une morale chez les personnages du premier, égarés ou affairés eux aussi dans un cadre historique qui les dépasse et les écrase : celui de sa consolidation d'une nation au moyen d'une guerre civile, celui de son extension dans l'espace avec la conquête d'un ouest où morale et l'éthique pèsent de peu de poids face aux fondamentaux de toute action humaine.
Ainsi, lequel serait le bon, la brute ou le truand ? Les trois protagonistes le sont à tour de rôle - Sentenza / Lee Van Cleef en étant l'exception, chez qui on chercherait vainement tout atome de bonté...
Toute morale est absente de leur comportement dans leurs rapports. Et toute morale est absente dans leur relation avec l'extérieur : ils peuvent traverser la guerre de Sécession sans rien y comprendre - Tuco / Eli Wallach - s'en servir comme tremplin pour des vues criminelles - Sentenza - ou l'ignorer dans un égoïsme total - Blondin / Clint Eastwood.
Et les trois personnages n'en délivrent aucune.
Plus tard, dans C'era una volta il West, Leone fait même du personnage de Frank le symbole même de toute absence de morale, et choisit, -  ironie évidemment volontaire - de l'incarner sous les traits d'Henry Fonda, symbole s'il en fut de la grandeur morale des héros positifs d'Hollywood !
Et si morale il devait y avoir, elle serait incarnée par Jill / Claudia Cardinale, ancienne prostituée...

Et que dire des grisonnants pathétiques du magnifique et crépusculaire The wild Bunch ! 
Y règnent violence et cruauté qui ruinent toute proposition morale éventuelle, ce qui n'était d'ailleurs pas l'ambition du grand Sam : il se situe au delà de toute morale.
Pas immoral : amoral.

Et même chez le Clint Eastwood de la maturité, pourtant dernier auteur "classique" du genre - sorte de fordien qui aurait connu Leone...-  et après lui, quid d'un propos moral dans certaines oeuvres sinon pour en constater - parfois sans le déplorer - le caractère vain et impuissant face au réel.

Enfin, pour l'heure, bien évidemment, de manière plus parodique mais pas moins efficace, chez Tarantino..
Mais le bouquin de Jaccard et Rosset date de 1990... trop tôt pour Tarantino !

Reste que l'ensemble des écrits du cher Clément reste un régal d'intelligence et d'humour...


En bonus track, un court billet vidéo de Jaccard et Ava Gardner... Cinéma... 
Enjoy !

https://youtu.be/7XjIEBlNecI




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