Île d'amour.

Mars 1654. Emprisonné à Vincennes par les bons soins de Mazarin, puis placé en résidence surveillée à Nantes, le Cardinal de Retz s'en évade avec pour projet final de rejoindre le Vatican.

Son périple le mène le long de la côte atlantique en Espagne, qu'il traverse ensuite pour prendre la voie maritime, passe le détroit de Bonifacio entre Corse et Sardaigne avant de remonter vers Porto-Ferraio et l'île d'Elbe, puis par la route, le Vatican enfin.

Chemin faisant, il découvre les délices de l'extrême sud de la Corse où sévissent Turcs et Gênois.

Anecdotique ? Peut-être.

Mais ne serait-ce que pour le style et la beauté d'une langue aujourd'hui perdue...



"Nous entrâmes ainsi dans le canal qui est entre la Corse et la Sardaigne. Don Fernand Carillo, qui vit quelques nuages qui lui faisoient appréhender changement de temps, me proposa de donner fonte à Porto-Condé, qui est un port inhabité dans la Sardaigne : ce que j’agréai. Son appréhension s’étant évanouie avec les nuages, il changea d’avis, pour ne pas perdre le beau temps ; et ce fut un grand bonheur pour moi : car M. de Guise, qui alloit à Naples sur l’armée navale de France, étoit mouillé à Porto-Condé avec six galères. Don Fernand Carillo, qui le sut deux jours après, me dit qu’il se fût moqué de ces six galères, parce que la sienne, qui avoit quatre cent cinquante hommes de chiourme, se fût aisément tirée d’affaire ; mais c’eût toujours été une affaire dont un homme qui se sauve de prison se passe encore plus facilement qu’un autre.

La forteresse de Saint-Boniface, qui est en Corse et aux Gênois, tira quarante coups de canon en nous voyant et comme nous en passions trop loin pour en être salués, nous jugeâmes qu’elle nous faisoit quelque signal ; et il étoit vrai, car elle nous avertissoit qu’il y avoit des ennemis à Porto-Condé. Nous ne le prîmes pas ainsi, et nous crûmes qu’elle nous vouloit faire connoître qu’une petite frégate que nous voyions devant nous, au sortir du canal, étoit turque, comme elle en avoit le garbe. Il prit fantaisie à don Fernand de l’attaquer ; et il me dit qu’il me donneroit, si je lui permettois, le plaisir d’un combat qui ne dureroit qu’un quart d’heure. Il commanda que l’on donnât chasse à la frégate, qui paroissoit effectivement faire force de voiles pour s’enfuir. Le pilote, qui n’avoit d’attention qu’à cette frégate la manqua pour un banc de sable, qui ne paroissoit pas effectivement au dessus de l’eau mais qui est si connu qu’il est même marqué dans les cartes. La galère toucha. Comme il n’y a rien de si dangereux à la mer. tout le monde cria miséricorde ! Toute la chiourme se leva pour essayer de se déferrer, et de se jeter à la nage. Don Fernand Carillo, qui jouoit au piquet avec Joly, dans la chambre de poupe, me jeta la première épée qu’il trouva devant lui, en me criant que je la tirasse. Il tira la sienne et sortit, chargeant à coups d’estramaçon tout ce qu’il trouvoit devant lui. Tous les officiers et la soldatesque firent la même chose, parce qu’ils appréhendoient que la chiourme où il y avoit beaucoup de Turcs, ne relevât la galère, c’est-à-dire qu’ils ne s’en rendissent les maîtres, comme il est arrivé quelquefois en de semblables occasions. Quand tout le monde se fut remis à sa place il me dit, de l’air du monde le plus froid et le plus assuré : « J’ai ordre, monsieur, de vous mettre en sûreté ; voilà mon premier soin. Il faut y pourvoir. Je verrai, après cela si la galère est blessée. » 

En proférant cette dernière parole, il me fit prendre à foi de corps par quatre esclaves, et il me fit porter dans la felouque. Il y mit avec moi trente mousquetaires espagnols, auxquels il commanda de me mener sur un petit écueil qui paroissoit à cinquante pas de là, et où il n’y avoit place que pour quatre ou cinq personnes. Les mousquetaires étoient dans l’eau jusqu’à la ceinture : ils me firent pitié ; et, quand je vis que la galère n’étoit pas blessée je les y voulus renvoyer ; mais ils me dirent que si les Corses, qui étoient sur le rivage, me voyoient sans une bonne escorte, ils ne manqueroient pas de me venir piller et égorger. Ces barbares s’imaginent que tout ce qui fait naufrage est à eux.

La galère ne fut pas blessée : ce qui fut une manière de prodige. On ne laissa pas d’être, plus de deux heures à la relever. La felouque me vint reprendre, et je remontai sur la galère avec joie. Comme nous sortions du canal, nous aperçûmes encore la frégate, qui, voyant que la galère ne la suivoit plus, avoit repris sa route. Nous lui donnâmes chasse, elle la prit. Nous la joignîmes en moins de deux heures ; et nous trouvâmes en effet qu’elle étoit turque, mais entre les mains des Génois, qui l’avoient prise sur les Turcs, et l’avoient armée. Je fus, pour vous dire vrai, très-aise que l’aventure se fût terminée ainsi. Cette guerre ne me plaisoit pas. 

Le temps se chargeant un peu, l’on crut qu’il étoit à propos d’entrer dans Porto-Vecchio, qui est un port inhabité de Corse. Un trompette du gouverneur gênois d’un fort qui en est assez proche vint nous avertir, de la part de son capitaine, que M. de Guise étoit avec six galères de France à Porto-Condé ; qu’apparemment il nous avoit vus passer et qu’il pourroit nous venir surprendre la même nuit sur le soir. Nous résolûmes de nous remettre à la mer, quoique le temps commençât à être fort gros et qu’il y eût même quelque péril à sortir la nuit de Porto-Vecchio, parce qu’il a à sa bouche un écueil de rocher qui jette un courant assez fâcheux. La bourrasque augmenta avec la nuit, et nous eûmes une des plus grandes tempêtes qui se soit peut-être jamais vue à la mer. Le pilote royal des galères de Naples qui étoit sur notre galère et qui naviguoit depuis cinquante ans, disoit qu’il n’avoit jamais rien vu de pareil. Tout le monde étoit en prières, tout le monde se confessoit ; et il n’y eut que don Fernand Carillo qui communioit tous les jours quand il étoit à terre, et qui étoit d’une piété angélique il n’y eut, dis-je, que lui qui ne se jeta point aux pieds des prêtres avec empressement. Il laissoit faire les autres ; mais il ne fit rien en son particulier, et il me dit à l’oreille : « Je crains bien que toutes ces confessions, que la seule peur produit, ne vaillent rien. » Il demeura toujours à donner ses ordres avec un froid admirable ; et en donnant du courage, mais doucement et honnêtement, à un vieux soldat des terces de Naples qui faisoit paroître un peu d’étonnement. Je me souviens toujours qu’il l’appela sennor soldado de Carlos Quinto.

Le capitaine particulier de la galère se fit apporter au plus fort du danger, ses manches en broderie et son écharpe rouge, en disant qu’un véritable Espagnol devoit mourir avec la marque de son roi. Il se mit dans un grand fauteuil, et il donna un grand coup de pied dans la mâchoire à un pauvre Napolitain qui, ne pouvant se tenir sur le coursier, marchoit à quatre pattes en criant : Sennor don Fernando, por l’amor de Dios confession. Le capitaine, en le frappant, lui dit : Enemigo de Dios, piedes confession. Et, comme je lui représentois que la preuve n’étoit pas bonne, il me répondit que ce vieillard scandalisoit toute la galère. Vous ne pouvez vous imaginer l’horreur d’une grande tempête : vous en pouvez imaginer aussi peu le ridicule. Un observantin sicilien prêchoit au pied de l’arbre du mât que saint François lui avoit apparu, et l’avoit assuré que nous ne péririons pas. Ce ne seroit jamais fait si j’entreprenois de vous décrire les frayeurs et les impertinences que l’on voit en ces rencontres.

Le grand péril ne dura que sept heures ; nous nous mîmes ensuite un peu à couvert sous la piarouse. Le temps s’adoucit, et nous gagnâmes Porto-Longone. Nous y passâmes la Toussaint et la fête des Morts, parce que le vent nous étoit contraire pour sortir du port : le gouverneur espagnol m’y fit toutes les honnêtetés imaginables ; et comme il vit que le mauvais temps continuoit, il me conseilla d’aller voir Porto-Ferrajo."

Cardinal de Retz, Mémoires. (Contenant ce qui s'est passé de plus remarquable en France, pendant les premières années du Règne de Louis XIV.)



Huile sur bois. 2021
©luc-antoine Marsily



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