Littérature, esprit de classe, potins.

L'objet : 


 Jean d'Ormesson, Marc Lambron, Le Duc et le Comte. Ed. Équateurs, 2022.

Le sujet : 2016. Le comte Jean d'O. se voit attribuer le prix Saint-Simon. Impossible pour lui de se rendre sur le lieu de la remise - autre chose à faire que s'égarer en province. Lambron - qui n'est en rien duc - organise un entretien filmé à son domicile pour inscrire le moment dans l'histoire.

Prévoir deux petites heures : lecture estivale, paresseuse, vagabonde en dépit de la minceur de l'opus : quatre-vingt treize pages dont, pur plaisir, une trentaine consacrée à des extraits du duc himself.
Lecture idéale par ces temps de chaleur. Sont requis de l'ombre sous un olivier si possible - tout autre arbre faisant l'affaire, à éviter le figuier cependant -, du liquide frais à portée de main, un crayon noir pour les extraits des Mémoires.

Le contenu : le comte s'ébroue : "premier lauréat du prix dont le nom figure dans les Mémoires," il rappelle que parmi ses ancêtres figure un régicide - ce qui lui permet au passage de rappeler au Comte de Paris qu'ils ont "au moins un point commun, nous descendons tous deux d'un régicide". D'emblée une distanciation sociale qui met Lambron à sa juste place : il est là pour passer les plats. Et tenter de faire illusion.

Ça papote donc. Jean d'O. regrette d'avoir été jadis "un peu sévère pour Marie-Antoinette, (...) "femme légère qui avait eu des problèmes avec son mari" ( ! ), mais qui lors de son procès, "s'est haussée à la hauteur ( aïe ! ) d'une héroïne", note, en connaisseur, que "Saint-Simon est beaucoup trop orgueilleux pour être narcissique", se balade de Chateaubriand à Freud, de Levi-Strauss à De Gaulle - les addicts au name-dropping vont friser l'overdose - , évoque en passant les anecdotiques Giscard - " nous étions liés depuis la jeunesse" - et Sarkozy - "connu comme maire de Neuilly"- se montre d'une cruauté amusée avec Hollande évoquant un épisode mineur - "il m'a donné la grand-croix de la Légion d'honneur, que j'ai hésité à accepter, je dois vous le dire ( ! )", pour remonter, via Pompidou et Mitterand vers De Gaulle - "notre maître à tous, écrivain extraordinaire, écrivain magnifique" (...) " héritier de Chateaubriand".

"Parce que la clé de la littérature, c'est le style". Tiens, tiens, on se dit que Céline n'est pas loin... 
Il arrive. Exclu par principe de "la famille Saint-Simon qui se limite à Chateaubriand et à Proust", Ferdinand n'aurait rien à faire ici. Sauf que... parler littérature en omettant Céline, même chez Jean d'O....

Et là, une illumination qui va lui permettre, croit-il, de s'en tirer à bon compte : Saint-Simon voit peut-être "l'humaine condition ou l'humaine charogne mais il la met ( aïe !! ) en bas, il ne la met pas en haut. Il est plus proche de Céline d'une certaine manière qui va au bout de la nuit ( ? ) que de Rousseau canotant sur les lacs suisses en disant que tout est beau".

Mais très vite, conscience de classe et condescendance ressurgissent : "Là je vais parler " à la Céline" - un gros mot donc pour dire le style de Ferdinand - "et pas du tout à la Saint-Simon, lequel a quand même les manières de cour même si elles masquent une violence extrême. S'il ne se retenait pas, le duc dirait que tous las autres sont de la merde, mais comme il est à la cour..." Plus loin : "cette violence, on peut l'imaginer, qu'elle le rapproche de gens tellement étrangers à lui, Claudel d'un côté ou même Céline de l'autre. Ce sont des gens qui n'ont pas de charité pour les autres. Ce sont des écrivains qui détiennent la vérité et qui l'expriment en brûlant l'autre".

Saint-Simon à la cour, Céline à la ville. Même pas, en banlieue...
J'ai souvenir de Claudel et de son pilier. Mais aussi de Céline et de sa compassion schopenhauerienne du "Voyage", plus aimante que le charité. Ferdinand avait raison : c'est le Voyage qu'on ne lui a  jamais pardonné au fond.

Lambron, lui, a pété un câble depuis longtemps, ne sachant plus où donner de la brosse à reluire : "Vous abolissez la lutte des classes. Est-ce que le petit duc ( ! ) ne consentirait à vous voir comme quelqu'un de plus complexe ou de plus divers que la simple identité de la noblesse de robe à laquelle appartenait votre ancêtre ?"

On arrête là ? On arrête là.

Reste la trentaine de pages de la plume du "petit duc". Juste une mise en bouche à propos de Madame de Maintenon : "L'abjection et la détresse où elle avait si longtemps vécu lui avait rétréci l'esprit, et avilit le cœur et les sentiments".

Une idée, comme ça : je ne suis pas certain que cela soit exclusif à Madame de Maintenon...

Lecteur patient et hors des modes qui m'a suivi jusqu'ici, et qui, comme moi, n'aura jamais temps ni courage de s'attaquer à l'intégrale des "Mémoires", je me permets de te conseiller ces deux anthologies : la première, en 10-18, je le crains introuvable, a fait mes délices depuis sa parution en 1974; la seconde, plus récente ( 2011 ), "Cette pute me fera mourir..." - tiens donc un gros mot..., Céline, déjà ?... - en Livre de Poche. 
Un bonheur, bien sûr.


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