A new career in a new town in Essaouira, Morocco

Les commerçants marocains ont une mesure, un usage, une  conception du temps qui n'a que peu de rapport avec notre conception occidentale de celui-ci. Cyclique et non linéaire, une vieille histoire...
Et c'est heureux - pour eux s'entend. Car s'ils avaient du se conformer à nos canons, leur disparition aurait été actée depuis longtemps, depuis le début de la colonisation de leur pays au moins. 
Littéralement, ils prennent leur temps. Et c'est bien ainsi.

Assis devant sa boutique, Muhammad attendait donc le client. Il interpellait systématiquement le passant, européen s'entend, ses concitoyens n'ayant droit qu'à une parole et un salut rituels, dépourvus qu'ils étaient d'une qualité essentielle à ses yeux : celle du client potentiel.
Celui-ci était la promesse d'un double plaisir :  lui vendre quelque chose, n'importe quoi, certes. Mais pas sans lui parler auparavant, et longuement si possible. La palabre toujours, et la vente, sans lesquelles la vie...
Et le prochain client, ce fut moi. Un coup d'œil rapide aux paniers et présentoirs surchargés de rossignols me dissuada de m'arrêter, sourd à l'interpellation du marchand. Il insistait cependant, et me força à me retourner. Il m'invitait à entrer dans sa boutique, comme ils le font tous, mais sur un ton qui me parut différend, dépourvu de cette agressivité commerciale si souvent pesante sous ces latitudes.
Revenant sur mes pas, j'obéis à son ample geste m'ouvrant le passage pour entrer, puis m'asseoir.
- "Tu veux m'écrire une lettre en français ?"
- "Une lettre de ?"
- "Pour remercier. J'ai reçu hier la lettre et les photos, et je veux dire merci".
Il me tendit un cahier d'écolier et un stylo : me voilà embarqué dans une dictée - "tu changes rien, tu écris ce que je dis hein ?" - pleine de gratitude envers deux touristes strasbourgeois qui manifestement lui avaient acheté quelque chose, avaient fait un selfie en sa compagnie, et avaient tenu parole : ils avaient envoyé les photos promises avec un mot de remerciement et la promesse de revenir le visiter à Essaouira. Bref, un couple client dans toute sa splendeur. 
Et comme une impression que la dame n'avait pas laissé Muhammad insensible...
Je n'avais fait aucune faute dans cette dictée aux termes élémentaires, mais pour essayer d'assurer une certaine authenticité au courrier, j'avais écrit comme j'imaginais qu'un gosse de six ou huit ans pu le faire, tout en veillant à ce que tout cela reste lisible. Limite pâté sans verser dans l'hiéroglyphe en somme...
Je montrai le texte à Muhammad, puis lui en donnait lecture : tout cela lui convenait. Il me donna l'adresse à faire figurer sur l'enveloppe, et se saisit du tout avec force remerciements : il ne perdrait pas la face vis à vis de ses nouveaux amis / clients alsaciens - "Tu connais Strasbourg ? C'est grand non ?", je le rassurais en le lui confirmant.
En outre, il avait, avec l'artifice d'une plume amie, accédé à une nouvelle qualité à ses yeux : celle du sachant écrire en français !

Je me levais. Il tenta bien de me vendre une sorte de coupe-papier / marque-page argenté sans aucun intérêt : sans succès : je réservais le plaisir de me faire arnaquer aux vendeurs de babouches marrackchis de la Médina.
Et le quittais, avec le sentiment que son sourire n'était pas uniquement d'ordre commercial.
Ce qui suffisait à mon bonheur de l'instant, caressant la perspective d'un nouveau départ dans la vie : écrivain public épistolier...
Et de me dépêcher d'acquérir une plaque professionnelle pour ma future échoppe.



Et me revint en mémoire le titre d'un vieux thème de Bowie... A new career in a new town...
https://youtu.be/JhZqsYkl1zI


Commentaires

  1. Bonjour,
    Bon séjour au Maroc ... et merci de nous donner à voir ce que, en gens du cru, aveugles et blasés, nous n'y voyons plus !
    Omar

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