Céline / Baudelaire.
Dans son opus évoqué dans le précédent billet, Dominique de Roux évoque un texte que Céline avait coutume de soumettre aux rares - mais encore trop nombreux - importuns qui parvenaient jusqu’à lui dans sa retraite de Meudon.
Ainsi, "à l’intrus, il tend une feuille, qu’il lui demande de lire, tandis qu’il garde le silence". Y est retranscrite la première version d’un projet de préface de Baudelaire pour la deuxième édition des Fleurs du mal :
"Je sais que l'amant passionné du beau style s'expose à la haine des multitudes. Mais aucun respect humain, aucune fausse pudeur, aucune coalition, aucun suffrage universel ne me contraindront à parler le patois incomparable de ce siècle, ni à confondre l'encre avec la vertu.
Des poètes illustres s'étaient partagés depuis longtemps les provinces les plus fleuries du domaine poétique. Il m'a paru plaisant, et d autant plus agréable que la tâche était plus difficile, d'extraire la beauté du Mal. Ce livre, essentiellement inutile et absolument innocent, n'a pas été fait dans un autre but que de me divertir et d'exercer mon goût passionné de l'obstacle.
Quelques-uns m'ont dit que ces poésies pouvaient faire du mal. Je ne m'en suis pas réjoui. D'autres, de bonnes âmes, qu'elles pouvaient faire du bien ; et cela ne m'a pas affligé. La crainte des uns et l'espérance des autres m'ont également étonné, et n'ont servi qu à me prouver une fois de plus que ce siècle avait désappris toutes les notions classiques relatives à la littérature.
Malgré les secours que quelques cuistres célèbres ont apportés à la sottise naturelle de l'homme, je n'aurais jamais cru que notre patrie pût marcher avec une telle vélocité dans la voie du progrès. Ce monde a acquis une épaisseur de vulgarité qui donne au mépris de l'homme spirituel la violence d'une passion. Mais il est des carapaces heureuses que le poison lui-même n'entamerait pas.
J'avais primitivement l'intention de répondre à de nombreuses critiques et, en même temps, d'expliquer quelques questions très simples, totalement obscurcies par la lumière moderne : qu'est-ce que la Poésie ? quel est sont but ? de la distinction du Bien d'avec le Beau ; de la Beauté dans le Mal ; que le rythme et la rime répondent dans l'homme aux immortels besoins de monotonie, de symétrie et de surprise ; de l'adaptation du style au sujet ; de la vanité et du danger de l'inspiration, etc ., etc. ; mais j'ai eu l'imprudence de lire ce matin quelques feuilles publiques; soudain, une indolence, du poids de vingt atmosphères, s''est abattue sur moi, et je me suis arrêté devant l'épouvantable inutilité d'expliquer quoi que ce soit à qui que ce soit."
En termes de patois, de soumission de l'encre à la vertu, de cuistrerie, de vulgarité épaisse et de mépris pour les êtres et choses de l’esprit, Baudelaire ne pouvait présager de ce que charrie avec lui le présent siècle, numéro vingt-et-un !
Nous y sommes.
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