Morand et les Beatles.

Je deviens chaque jour davantage un homme du vieux temps, car je dois dire que je déteste ces frénésies collectives comme celles que déclenchent les Beatles; le public est plus curieux à voir qu'eux-mêmes. Non seulement ces jeunes ont l'air d'idiots; mais de demeurés, d'épileptiques, de gâteux en transe sexuelle, de ces pauvres bavards dont les asiles sont pleins; et quand l'image qui suit la leur est celle de petits combattants asiatiques à l'œil dur, aux gestes précis, aux muscles secs, on sent brusquement que la race blanche s'effondre et, de l'intérieur, comme les grandes familles.

Correspondance Morand / Chardonne, Tome 3. Gallimard.


On imagine le vieux réac maurrassien égaré en une moitié d'un siècle qui n'est plus le sien, maugréant devant sa télé noir et blanc, ses petits poings desséchés crispés de rage, sans avoir la moindre télécommande sur laquelle exercer ce qu'il lui reste de force...

Rage de voir la hardiesse et le sens du sacrifice des combattants vietnamiens sur le chemin d'une victoire politique face à une Amérique - qui n'était plus celle du jazz - de lui honnie depuis l'écrasement de l'Axe ?

Rage de plus pouvoir hurler avec ces demeurés qui ont, eux, encore les extases d'une toujours possible transe sexuelle ?

Rage de n'être pas l'un des Beatles ?


Il ne devrait pas trop se plaindre, le vieux salopard au style étincelant : trois ou quatre décennies plus tard, il aurait pu avoir comme bande-son de ses séniles étouffements des rappeurs encore plus demeurés que leurs admirateurs, ou de débilitantes chanteuses à frange bavassant en ce qui reste de langue française...


Revient à l'esprit l'image de ces vieillards qu'évoquait La Rochefoucauld, qui "aiment à donner de bons préceptes pour se consoler de n'être plus en état de donner de mauvais exemples" !


Cela dit, étrange phénomène, elle continué de s'effondrer... tout en n'existant pas.


Dessin d'Adrien Barrère, in magazine Fantasio (1928).

Commentaires

  1. J'ai toujours acquiescé (m'y étant adonné plus souvent qu'à mon tour) à cette disons "peste dansante" des concerts de rock, la voyant un peu comme une sorte de charivari cathartique nécessaire (et qui fait toute cette essentielle inutilité de musiques telles que le rock et le jazz), mais le reste, les bras tendus avec au bout les doigts griffant le vide, les larmes aux yeux et les cris d'animal blessé... toujours trouvé ça navrant.

    Ce trait du bon vieux duc est parmi ses plus parfaits (et ils sont en nombre).
    Je dois dire que si, condamné à l’exil, on m’obligeait à n’emporter dans mon havresac qu' un seul moraliste, je sacrifierais peut-être Lichtenberg, Chamfort, Cioran et Nietzsche (oui, c'est surtout le moraliste que j'aime chez ce dernier) pour ses maximes. Légères, percutantes, qui mettent souvent dans le noir. Et ce marbre souple du style... La Rochefoucauld est indéboulonnable.

    Henri Miller disait que parfois c'est le regard que porte un étranger sur notre propre pays qui nous ouvre le mieux les yeux sur lui. Et c’est l'effet qu'avait produit sur les siens l'opuscule "USA" de Morand. Poèmes sensibles et pertinents.

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  2. Nietzsche avait une admiration sans partage pour les moralistes français, qu'il tenait pour de véritables maîtres. Ce qu'ils sont, assurément. J'en vois le lointain héritage chez certains de nos contemporains comme Cioran, Frédéric Schiffter ou le regretté Roland Jaccard. Pour la noirceur et l'élégance de la plume.
    Par ailleurs, Jazz puis Rock, dans leurs expressions les plus achevées, ne me semblent en rien inutiles ou mineures. Une vie sans Miles Davis ou les p'tits gars de Liverpool ?

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  3. Je craignais que vous tiquiez sur mon "inutilité", mais rien de péjoratif ici, bien au contraire. Je pense qu'une œuvre d'art digne de ce nom doit être absolument essentielle tout en étant absolument inutile. C'est-à-dire que rien n'ait de prise sur elle, que l'esprit puisse simplement s'épanouir dans la vacance qu'elle produit. Inutile donc dans le sens "qui crée une plage pour l'otium". Et je suis bien d'accord, pas de vie sans Miles ou le Velvet (je suis pas très Fab Four).

    (J'ai découvert Schopenhauer grâce à Nietzsche et Lichtenberg et Chamfort grâce à Schopenhauer... Une jolie petite boucle.)

    Oui, Roland Jaccard... Ses billets, bonbons au poivre, me manquent.
    Quant à Schiffter, je le lis toujours avec plaisir (je suis encore sous le charme de ses "penseurs tristes").

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  4. Le rock, pas stricto sensu bien sûr, mais le son, plus tout ce qui l'a dépassé. Parce que sinon, dès l'immortelle, insondable et indépassable intro de Tutti Frutti - "Wop bop a loo bop a lop bom bom" pour mémoire - , Little Richard avait tout dit, ou presque.
    Et l'otium n'est pas le loisir...😉

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  5. Little Richard pour le rock, et je pense à peu près la même chose pour la peinture avec l'art pariétal du paléolithique supérieur et pour la philosophie avec les présocratiques. Presque tout dans la création humaine semble une redite avec une "grammaire" réactualisée. Mais le "primitif" en tout art demeure le noyau dur.

    Oh non, l'otium est un "rien" autrement plus intense que le loisir. Je parlais de plage temporelle. Et loisir est un mot d'ailleurs qui ne fait partie ni de ma vie ni de mon vocabulaire ^^

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