Une aventure onéreuse d'Arthur Schopenhauer.

Par un beau jour de 1823, Arthur Schopenhauer, qui avait travaillé toute la matinée, s'apprêtait à recevoir une jeune comédienne de dix-neuf ans qu'il se proposait d'initier aux mystères de la volonté comme vouloir-vivre, en soulignant plus particulièrement les limites du principe d'abstinence sexuelle. Tout était prêt pour la leçon.
Son chien Atma enfermé dans une autre pièce pour ne pas courir le risque de rougir devant lui, il méditait, se projetant en cette prometteuse séance.
Lui parvenaient bien, dans son fauteuil, quelques murmures provenant du couloir qui longeait son antichambre. Il n'y faisait pas grand cas jusqu'à ce que des voix féminines, toutes de gloussements gallinesques et de rires perçants, vinrent troubler sa quiétude.
Repoussant son siège, il s'en vint maugréant à la porte de son appartement, l'ouvrit brusquement : trois jeunes femmes en effet caquetaient et s'esclaffaient sur son palier.
Il leur fit remarquer l'incivilité de leur conduite, leur sans-gêne et leur fit part de l'inconfort que cela lui procurait. Puis, se courbant très légèrement, dessinant un geste du bras droit, il les invita à emprunter l'escalier qui les conduiraient hors de ses murs.
Deux d'entre elles, main sur la bouche, se confondirent en excuses et, répondant à l'invite du Professeur prématurément chenu, se mirent à en descendre les premières marches.
La troisième, dont la chronique judiciaire nous a légué le nom, une certaine Caroline-Louise Marquet, les fixait, manifestement désapprobatrice.
Se tournant vers Arthur, elle commença à l'apostropher, puis, hoquetant d'indignation, par des propos confus où il était question de son âge, de la qualité qui le faisait agir ainsi, de son orientation sexuelle même, et lui signifia vertement la haute, quoi que récente, opinion qu'elle avait de lui et la destination qu'elle réservait à ses remarques.
Manifestement Arthur n'avait aucune intention d'entrer dans un tel débat.
Presto, il la saisit par le bras et lui fit enjamber les deux premières marches. Un double mouvement de mains lui indiquant son chemin ponctua son geste.
L'effrontée Caroline aurait pu se satisfaire de l'invectiver tout en poursuivant sa descente.
Las ! Une mauvaise inspiration la fit remonter pour donner plus d'écho aux insultes qui pleuvaient sur Arthur. Lequel, tout aussi mal inspiré, répondit en la repoussant plus fermement, la faisant ainsi chuter dans l'escalier, sous les rires étouffés de ses amies.
Selon certains procès-verbaux, les mots de "connasse" et de "salope" fusèrent. Une confiance limitée dans la qualité des traductions ne nous autorise toutefois pas à les tenir ici pour certains.
Furieux, Arthur tourna ses pas et claqua sa porte sur un monde extérieur décidément bien laid.
Il s'empressa de chasser de son esprit un énième incident qui le mettait aux prises avec le sexe que d'aucuns disaient beau. Il avait toujours estimé d'ailleurs qu'il fallait que "l'intelligence de l'homme fût obscurcie par l'amour pour qu'il ait appelé beau ce sexe de petite taille, aux épaules étroites, aux larges hanches et aux jambes courtes". Quant aux délirants crétins qui déclaraient la femme l'égale de l'homme...
Tout cela était fâcheux certes, mais pas au point de ruiner un programme prometteur sinon entièrement studieux. Mais l'état actuel de nos connaissances ne nous dit rien de la réalité des heures qui suivirent.

Ce que nous connaissons par contre, ce sont les suites que la dame Marquet donna à sa chute dans l'escalier. Si son amour-propre eut à en souffrir au moins autant que son arrière train, il serait cependant excessif de dire qu'elle subit de réelles blessures. Elle trouva néanmoins une oreille attentive dans le corps médical berlinois pour faire attester le contraire et, par suite, saisir les tribunaux.
L'affaire fut estimée d'importance, qui nécessita six années pleines d'action en justice.
De façon définitive, notre héros fut condamné à une amende de trois cents thalers payables immédiatement et au versement d'une rente annuelle de soixante thalers à la malheureuse Caroline, rendue bienheureuse par Thémis, et cela jusqu'à son décès. Qui eût le mauvais goût, du point de vue d'Arthur, d'intervenir vingt années plus tard.
Si l'on estime que les gages annuels d'une cuisinière ou d'une femme de chambre se montaient à vingt thalers, et si l'on considère qu'au total Arthur eut à débourser la coquette somme de mil cinq cent thalers, on peut comprendre qu'à la mort de Caroline, il se contenta d'une épitaphe brève mais sincère et éloquente : "la vieille donc est morte : fin du fardeau".

On peut concevoir par ailleurs qu'il en sortit conforté dans le sentiment qu'il avait des femmes.
S'il les jugeait "puériles, futiles et bornées" dans ses rares jours de clémence, il les voyait "rusées, fourbes avec un invincible penchant au mensonge" dans ses jours ordinaires.
Et en tout état de cause, "uniquement créées pour la propagation de l'espèce". Tout était dit.
On n'ose imaginer, eut-il trouvé un éditeur, ce que de tels propos ou écrits lui auraient coûté de nos jours !
De l'inconduite de sa mère Johanna une fois veuve jusqu'au poids de ce fardeau porté pendant vingt années, rien ne venait décidément infirmer son opinion.

Celui qui fut plus tard son grand admirateur avant de s'en détacher, Frédéric Nietzsche, en livrera une clé : "Chacun porte en soi une image de la femme tirée d’après la mère : c’est par là qu’il est déterminé à respecter les femmes en général ou à les mépriser ou à être indifférent à leur égard".


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