Banane.

"L'œuvre d'art n'est pas la représentation d'une belle chose mais la belle représentation d'une chose".
Emmanuel Kant.

En fait elles sont au nombre de trois, les bananes.
Les deux premières ont déjà été vendues, 120 000 dollars. L'une. Américains, les dollars...
La troisième est en vente, un peu plus cher : 150 000 dollars. Américains toujours...
À ce tarif, l'adhésif est compris. 
Encore qu'il ne serait pas plus absurde d'imaginer que c'est l'adhésif qui a été vendu à ce prix faramineux, sinon respectable, la banane n'étant qu'accessoire au deal.
Bref, un retable de la connerie, pour qui pourra toutes les réunir un jour.
À ce stade, il est temps de montrer l'Œuvre,



et de nommer son auteur, Maurizio Cattelan, italien.

On laissera les ronchons habituels s'épuiser en propos jamais définitifs - et pour cause ! - sur l'inépuisable stupidité contemporaine, sur l'amoralisme absolu d'une société qui permet sans plus de scrupules la cohabitation entre ÇA et une misère sociale grandissante, sur la négation totale de l'idée de l'Art, et autre bondieuseries dopées à la moraline.
On laissera les experts culturels - mais pas toujours cultivés - de la presse torchon établir des passerelles entre ÇA et Duchamp - basique, enfin pour eux...-, Cézanne - fruits et légumes -, Magritte - la pomme, toujours - et bien évidemment Warhol : là, c'est open space pour l'épanchement cu-culturel : la banane du Velvet, les dollars, la banane collée à un mur comme une exécution posthume du cher Andy...
Et comme ils sont en général bien-pensants ( anti-mondialisation capitaliste etc. ), nos experts, ils en profiteront pour baver, d'envie et / ou de dépit, devant la montagne de dollars que cela représente :
"Making money is art 
And working is art 
And good business is the best art".
Warhol encore et toujours.
Les plus avant-gardistes pourraient évoquer Sacha Distel, ses pommes, ses poires et ses scoubidous. Mais bon, ils ne pousseront pas l'audace en s'aventurant dans le domaine musical !
Bref, laissons les spécialistes du monde des Arts, des Lettres ET de la Culture faire flaque sous eux, c'est là qu'ils s'épanouissent !
Passons aux choses fondamentales.

Deux éléments de réflexion me paraissent s'imposer : 
1) Quid de la banane au bout de quelques jours, quand le stade de la maturité sera atteint puis dépassé ? 
Le bienheureux acquéreur doit-il la laisser pourrir et donc faire tâche sur le mur qui la supporte, et dans ce cas, la tâche, elle-même évolutive, est-elle ou non partie de l'Œuvre ? 
Ou doit-il la remplacer par une autre banane - et alors, peut-on considérer que le toujours bienheureux acquéreur a procédé à la destruction de l'Œuvre originale ( à ce prix c'est ballot ... ) et à la création d'une Œuvre nouvelle ( pour le prix d'une banane ... ) ?
On voit s'approcher le gouffre métaphysique du concept platonicien de l'Idée de banane transcendante par rapport à l'immanence du fruit / banane, et ce tant qu'il y aura des bananes pour remplacer la banane précédente, pour l'éternité donc...
Tu me diras, ami lecteur, que c'est le propre de l'Idée platonicienne d'être éternelle et qu'elle n'a pas attendu la confrontation contemporaine avec la banane pour revêtir cette caractéristique ontologique. Et tu n'auras pas tort.
Pour alimenter ma réflexion il me faudra donc consulter un expert de mes amis, indiscutable lui, puisqu'il s'agit de mon épicier qui me renseignera sur la durée de vie d'une banane ( au passage il me considèrera un peu timbré, s'il ne l'a déjà fait... )

2) Quid de l'adhésif ? Car à cette heure, on ne sait rien de lui, part négligée d'une Œuvre, laquelle sans lui ne serait pas.
Quelles en sont la taille, la largeur, la matière ? Quel poids peut-il supporter ? Quel en est le fournisseur ?  Le choix de la couleur - gris -, hasard chromatique ou association délibérée avec le jaune dominant du fruit ?
Faudra t-il lui aussi le remplacer à chaque renouvellement de banane ?
Détails qui ne sont pas sans importance. Par bonheur, j'ai là encore à ma disposition un expert incontournable en la personne du chef de rayon "Colles et adhésifs" de mon Leroy-Merlin préféré, lequel avant de me répondre, soulèvera un sourcil inquisiteur pour deviner si oui ou non je me fous de sa gueule...

Bref, mine de rien, le Maurizio Cattelan, certes arnaqueur de première et expert en foutage de gueule - ce qui ( me ) le rend à priori sympathique - , ouvre des pistes de réflexion inattendues et inépuisables.
Une des fonctions de l'Art en somme...

La bande-son du jour ? Je n'allais pas te décevoir, frère lecteur, ( sœur lectrice est certes plus politiquement correct mais moins baudelairien... ) en délivrant n'importe quel extrait du sacro-saint premier album du Velvet...
Ceci me paraît plus adapté aux considérations philosophiques et loufoques engendrées par l'Œuvre :


"Yes, we have no bananas
We have-a no bananas today.
We've string beans, and onions
Cabbageses, and scallions,
And all sorts of fruit and say
We have an old fashioned to-mah-to
A Long Island po-tah-to
But yes, we have no bananas.
We have no bananas today".
Ainsi le chantonnait un épicier new-yorkais du siècle dernier. Il était grec lui-aussi...
Réminiscence platonicienne ? À voir...





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