Lucien de Samosate, un Maître !



Imaginez un lointain ancêtre du Neveu de Rameau ou de Pierre Desproges, un Audiard styliste, la verve d'un Céline mais sans les outrances, la lucidité d'un Philippe Muray avec moins de tendresse fatiguée...

Ajoutez-y un statut de premier auteur de science-fiction - une description - au deuxième siècle ! - d'un voyage dans la lune.
Vous aurez un formidable écrivain, essayiste, pamphlétaire, rhéteur, mais surtout moraliste sans jamais être moralisateur. Et dans la variété des genres littéraires abordés, un pourfendeur sans relâche de la connerie humaine - le matériau était déjà abondant en son temps...-
De préférence celle des puissants, des riches, des politiques et des intellectuels pour lesquels il est sans pitié.
Pour les intellectuels et des philosophes surtout, traquant leur hypocrisie, leur soumission, leur pédantisme, leur culte du paraître, leur vacuité et leur inculture profonde..
Je rêve d'un Lucien de nos jours... aux prises avec les mystificateurs qui se pavanent sur les ondes et les écrans, aux gribouilleurs de papier, aux pathétiques nullités qui infestent les réseaux dits "sociaux"...

Dans les quelques lignes qui suivent, tirées de "Contre un bibliomane ignorant" (Laffont / Bouquins, pp. 414-429), il accable et règle son compte à un anonyme crétin boursouflé qui se ruine dans l'achat de beaux livres pour donner l'illusion, à lui-même et à ses contemporains, d'être une personne cultivée. Et dans l'espoir d'une reconnaissance sociale qui pourrait le mener à être distingué par l'Empereur régnant, rien moins que Marc-Aurèle !

"Quelle ne doit pas être ta honte, lorsque quelqu'un, te voyant un livre à la main, et tu en as toujours, te demande de qui il est, orateur, historien, poète ? Comme tu en as lu le titre, tu as peut-être de quoi répondre.
Mais si la conversation s'engage, comme il est tout naturel que cela arrive dans un commerce amical, et que ton interlocuteur blâme ou approuve certains passages, te voilà tout perplexe ; tu n'as pas un mot à dire. N'es-tu-pas près de souhaiter que la terre s'entre ouvre, nouveau Bellérophon qui portes partout un livre qui t'accuse ?
(...) J'ai beau chercher en moi-même, je n'ai pas encore pu trouver le motif qui te pousse à courir ainsi après les livres, pour les acheter. Que ce soit pour ton utilité et ton besoin, c'est ce que ne pourront jamais se figurer même ceux qui ne te connaissent que de vue. On croira plutôt qu'un chauve achète un peigne ; un aveugle, un miroir ; un sourd, une flûte ; une femme galante, un eunuque ; un habitant de l'intérieur des terres, une rame ; un pilote, une charrue. Mais peut-être ta grande affaire est-elle de faire étalage de tes richesses, de montrer à tout le monde que tes immenses dépenses s'étendent jusqu'à l'achat d'objets parfaitement inutiles ? (...)
Reste ceci, que les éloges de tes flatteurs t'ayant mis en tête que tu es non seulement aimable et beau, mais encore savant, orateur, historien, comme on n'en a jamais vu, tu dois nécessairement acheter des livres pour justifier leurs louanges."
Et de lui conseiller, pour terminer, de prêter ses livres à qui en a besoin, plutôt que de se comporter "comme le chien couché dans la mangeoire, qui, ne pouvant pas manger d'orge, ne permet pas d'en manger au cheval qui peut le faire."

Pour qui a un peu vécu, quel plaisir de mettre un - ou plusieurs... - visage (s) sur une telle engeance...

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