Grave.
Madame,
Votre fils vient de mourir. Il avait quarante-six ans et bientôt cinq mois. Il avait pratiqué toute sa vie le métier qu'il aimait, celui pour lequel il avait ressenti très tôt - vers dix-huit ans- l'appel de la vocation : poète, critique d'art, écrivain ("auteur comme il disait alors). Sans avoir atteint ni la gloire ni la richesse auxquelles il rêvait, il commençait à être reconnu comme un précurseur. Certains le saluaient déjà comme un chef de file. A son sujet le mot génie était sur quelques lèvres, en même temps que ses vers. Vous l'avez vu, dans la clinique où il est mort, aphasique, quasi muet, être entouré par des amis (artistes, éditeurs), aussi fidèles que respectueux.
Vous savez le ressentiment qu'il éprouvait à l'égard de votre deuxième mari, le général, son beau-père, et de "l'atroce éducation" que celui-ci lui avait, pensait-il, infligée. Vous ne pouvez, évidemment, le faire inhumer aux côtés de son père, François Baudelaire, puisque la concession de ce dernier étant arrivée à expiration, il y a de cela maintenant trente-cinq ans, vous ne l'avez pas renouvelée (malgré les deux mille francs de rente annuelle qu'il vous a laissés). Ses restes sont là d'ailleurs, quelque part, à la fosse commune...
Vous le faites donc enterrer dans le caveau de votre général bien-aimé, mort bardé d'honneurs et de médailles, lui.
Et les seuls mots que vous faites graver dans le marbre sont ceux-là :
CHARLES BAUDELAIRE
SON BEAU-FILS. DÉCÉDÉ A PARIS
A L'AGE DE 46 ANS. LE 31 AOÛT 1867.
Son beau-fils...C'est tout.
Permettez-moi de vous dire, chère Madame, que vous êtes tout de même une fieffée salope !
Henri-Alphonse Poignant, s'adressant en ces termes à Madame Veuve Caroline Aupick, devant la tombe de son fils.
Oui, ça m'a sidéré quand j'ai vu sa tombe. Pas étonnant qu'il ait eu l'Œdipe un peu amer. (Et puisqu'on parle d'Aupick, voilà de pénétrantes observations sur un jeune albatros à bord du navire de son ami : https://www.oeuvresouvertes.net/spip.php?article3754)
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