Sur son 31, le plaisant...



Un Plaisant.

C’était l’explosion du nouvel an : chaos de boue et de neige, traversé de mille carrosses, étincelant de joujoux et de bonbons, grouillant de cupidités et de désespoirs, délire officiel d’une grande ville fait pour troubler le cerveau du solitaire le plus fort.
Au milieu de ce tohu-bohu et de ce vacarme, un âne trottait vivement, harcelé par un malotru armé d’un fouet.

Comme l’âne allait tourner l’angle d’un trottoir, un beau monsieur ganté, verni, cruellement cravaté et emprisonné dans des habits tout neufs, s’inclina cérémonieusement devant l’humble bête, et lui dit, en ôtant son chapeau : "Je vous la souhaite bonne et heureuse !" puis se retourna vers je ne sais quels camarades avec un air de fatuité, comme pour les prier d’ajouter leur approbation à son contentement.
L’âne ne vit pas ce beau plaisant, et continua de courir avec zèle où l’appelait son devoir.

Pour moi, je fus pris subitement d’une incommensurable rage contre ce magnifique imbécile, qui me parut concentrer en lui tout l’esprit de la France.

Charles BaudelairePetits poèmes en prose, 1869.


Déjà donc, au siècle 19, au dernier soir de l'année, l'imbécile se faisait obligation, sous peine de déchéance sociale croyait-il, de "sortir" - il s'agissait moins de connaître joies ou extases que de fuir sa médiocrité quotidienne, fût-ce inconsciemment.

Mauvais plaisant, plus tard "homo festivus" chez Philippe Muray, toujours là, certes contrarié par Covid, certes sorti - mais de l'histoire - , toujours prêt à "faire la fête".

Face à lui, on gardera toute rage par-devers nous 
De toute façon, nous avons perdu
Car on nous avait appris à être ânes.

 






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