Ours de Flaubert, alligators de Céline.


Trouvé dans sa riche correspondance avec Louise Colet, ceci, daté du 23 janvier 1854 : "Je hais le troupeau, la règle et le niveau. (...) Je crèverai dans mon coin, comme un ours galeuxOu bien l'on se dérangera pour voir l'ours".
Qui rend encore plus digne d'estime et d'admiration Flaubert, l'homme.
L'ours conduit à rechercher le passage, fameux entre tous, de Madame Bovary, dit du "chaudron fêlé" :
"Il s'était tant de fois entendu dire ces choses, qu'elles n'avaient pour lui rien d'original. Emma ressemblait à toutes les maîtresses ; et le charme de la nouveauté, peu à peu tombant comme un vêtement, laissait voir à nu l'éternelle monotonie de la passion, qui a toujours les mêmes formes et le même langage. Il ne distinguait pas, cet homme si plein de pratique, la dissemblance des sentiments sous la parité des expressions. Parce que des lèvres libertines ou vénales lui avaient murmuré des phrases pareilles, il ne croyait que faiblement à la candeur de celles-là ; on en devait rabattre, pensait-il, les discours exagérés cachant les affections médiocres ; comme si la plénitude de l'âme ne débordait pas quelquefois par les métaphores les plus vides, puisque personne, jamais, ne peut donner l'exacte mesure de ses besoins, ni de ses conceptions, ni de ses douleurs, et que la parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles."
L'ours, déjà, qui parfois, danse...
Passage fameux en ce qu'il donne la clé de l'oeuvre romanesque de Flaubert et d'une grande partie de la littérature à venir - on parle ici de littérature, non des babillages et gribouillages infantiles d'écrivains contemporains autoproclamés, qui - hasard ? - se font parfois gloire de mépriser Flaubert, du moins quand ils en ont entendu parler... Passons.

Conséquence de ce qu'il tenait comme impossibilité pour la parole - le "chaudron fêlé" - d'exprimer fidèlement le fond des pensées humaines et de son inadéquation aux sentiments, Flaubert voyait naître un espace entre l'objet et son rendu, espace constitutif de toute littérature romanesque.
Faute de pouvoir rendre la parole idéale - celle qui pourrait "attendrir les étoiles" -, l'artiste devrait au moins s'assigner la tâche de faire vibrer la sensibilité de l'ours.
Quant à attendrir étoiles, cela peut relever d'une poignée d'écrivains par siècle...

Flaubert avait ses ours à faire danser. 
Et Céline ses alligators, à en croire sa correspondance avec Milton Hindus : "Je connais la musique du fond des choses... Je saurais s'il le fallait faire danser les alligators sur la flûte de Pan. Seulement il faut le temps de tailler la flûte et la force pour souffler... Souvent la flûte si légère qu'elle soit me tombe des doigts..". (Lettre du 30 Mars 1947).
Les écrivains avaient de drôles d'ambitions en ces temps-là...

Quant à l'opinion plus précise qu'avait Céline de Madame Bovary, comment mieux l'appréhender que dans une lettre datant de 1948 au critique littéraire suédois Ernst Bendz : "Qu’Emma Bovary se fasse enfiler en fiacre par Léon cela n’intéresse plus cent lecteurs. Léon à présent doit se faire enculer au moins par deux débardeurs jaloux dans les bas quartiers de Rouen."
Ce fut Flaubert.
Et c'était Céline...










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